Histoire de la Route

Entretien avec le père Yves COMBEAU

Années 1920

La Route fut inventée par Baden-Powell. Elle répondait à un besoin qui est toujours le nôtre aujourd’hui : « Que fait-on des grands scouts ? ». C’est une question récurrente : le scoutisme éclaireur n’est plus fait pour les jeunes de plus de  17 ans.

Baden-Powell  rédige un livre Rovering to success dans lequel il nous délivre un récit d’expérience en évoquant les 3 futurs piliers de la route : Service, Prière et Aventure. Il donne un rapide schéma de l’organisation du clan : il parle de CP et patrouille, modèle basé sur la troupe pour les plus âgés. Il ne trouve pas forcément la solution optimale.

En France, le même problème se pose. Les Scouts de France, créés en 1920, ne savent pas quoi proposer aux CP qui quittent la troupe plus tôt qu’aujourd’hui, souvent à l’âge de 15 ans. À cette époque sont fondés les premiers clans : Le Creusot, 3ème Paris et 1re Paris. Mais ces premiers essais ne sont pas très concluants. Le Départ routier est inventé en 1925, certains groupes ont de bons clans, mais la plupart des garçons d’âge routier deviennent directement chefs.

Certains estiment que la pédagogie proposée par BP est un peu courte et pas assez nourrie. La place de la spiritualité n’est pas assez présente. D’autres propositions, comme les aumôneries universitaires, l’Action catholique, paraissent plus construites, plus sérieuses.

La véritable problématique est que les routiers veulent encore jouer comme des éclaireurs mais ils désirent en même temps autre chose : que faire avec eux ?

Or en Allemagne, avant et après la 1re guerre mondiale, les « Wandervögel » (« Oiseaux migrateurs ») partaient sac au dos dans la nature en méditant, priant et marchant. C’est une initiative du jésuite Romano Guardini, qui est aussi un grand rénovateur de la liturgie. L’initiative, à la fois simple et profonde, semble pouvoir compléter l’intuition de BP. La Route française sera un mélange des rovers de BP et de ces Wandervögel.

Années 1930

Jusque la 2e guerre mondiale, la Route est expérimentale : chaque clan vit la Route un peu comme bon lui semble. Ce n’est pas de l’anarchie, car le mouvement SdF a une structure forte, mais plutôt un temps de recherche. Plusieurs personnalités d’envergure donnent à cette Route beaucoup de brillant.

On peut distinguer en gros trois « lignes » qui vont marquer la Route SdF et, par conséquent, la Route SUF :

1. Ligne officielle : ligne pratiquée par les cadres du mouvement : route très intellectuelle et spirituelle afin de former une « élite ».

  • Réflexion culturelle, sociale, religieuse.

  • Rénovation de la vie chrétienne (avec une vie spirituelle plus dépouillée et des cérémonies en plein air)

  • Souvent, pratique de la musique (jazz-band de la 1re Paris), du chant (chorale nationale Alauda), du théâtre (clan des Comédiens-Routiers).

  • Mais on ne néglige pas la dimension sportive et aventureuse ; les camps sont normalement itinérants.

3 personnages, chacun avec sa sensibilité, défendent ce modèle de Route :

  • Édouard de MACEDO : commissaire général et fondateur de la Route des Scouts de France ; personnalité mal connue mais très importante, véritable adjoint du chanoine Cornette.

  • Père FORESTIER : dominicain, aumônier général des SdF, a beaucoup réfléchi sur la pédagogie et la spiritualité du scoutisme et de la Route en particulier ; très longue influence sensible encore chez les SUF aujourd’hui.

  • Père DONCOEUR : jésuite, il avait essayé d’adapter les « Wandervögel » en France en les appelant les Cadets. Grand orateur, il inspire beaucoup de routiers et de chefs et donne à la Route une dimension mystique.

 

2. Une ligne proposée par André CRUIZIAT, chef de clan de la 27e Paris, qui a fédéré l’ensemble des clans du VIIIe arrondissement en faisant une sorte de clan de district, et par son ami Pierre GOUTET, qui a fait la même chose dans le XVIIe et est devenu commissaire national Route après Macédo. Cette ligne possède les caractéristiques suivantes :

  • Clan très social tourné vers les pauvres

  • Service aux plus pauvres dans les bidonvilles en région parisienne avec constructions de chapelles provisoires

  • Ils ont énormément insisté sur la notion de service avec une dimension sociale ; ils se sont intéressés au syndicalisme chrétien (CFTC)

  • Grand désir de rénovation de l’Église et de la liturgie

  • En négatif, une certaine indifférence aux éclaireurs

3. Aventure pur jus dans un esprit très éclaireur avec comme figure de proue Guy de LARIGAUDIE. Larigaudie est « un vrai faux routier » : il a pris son Départ routier avec beaucoup d’enthousiasme, mais il n’a jamais été dans un clan ; il était assistant de troupe. Chrétien ardent, Larigaudie cherche l’aventure et, par elle, un chemin de sainteté, mais la dimension intellectuelle et sociale l’intéresse moins. Bien que les deux premières « lignes » soient celles des cadres du mouvement, la plupart des routiers et des chefs se reconnaissent plutôt dans Larigaudie…

La Seconde Guerre Mondiale

Le Seconde Guerre Mondiale éclate : l’ensemble des organisations de jeunesse sont interdites ou mises sous tutelle. Vichy cependant autorise le scoutisme et, bien qu’il soit interdit en zone occupée, les Allemands qui savent son existence clandestine le tolèrent. Un très grand nombre de jeunes de 17 ans et plus se précipite à la Route des Scouts de France qui atteint des chiffres extraordinaires. Le pèlerinage routier du Puy, en 1942, animé par le père Doncœur, est un des plus grands événements de l’histoire des SdF.

En 1942, avec l’instauration du STO, beaucoup de routiers prennent le maquis pour éviter de se faire réquisitionner : ce sont des résistants de fait. Les routiers n’ont pas forcément conscience des dangers encourus. L’aventure peut tourner au tragique. Les déportés sont nombreux, de même que ceux qui meurent pour la France au maquis ou dans l’armée de libération.

L’après guerre

A la sortie de la guerre, la Route compte 20 000 routiers. Son prestige est énorme. La Route exerce une forte influence sur le reste du mouvement : le commissaire national Route Michel Rigal devient commissaire général pour de longues années.

Avec Rigal, c’est la tendance sociale qui « prend » la Route : on insiste sur l’engagement chrétien, naturellement, mais aussi sur l’engagement social et même politique. Deux malaises vont se créer :

  • L’engagement politique, dans une période agitée (marxisme, conflits coloniaux, instabilité en France), provoque des polémiques graves et publiques, surtout à la fin des années 1950.

  • Le fossé entre le monde des éclaireurs (la pédagogie du jeu, du camp, de l’aventure, mais aussi les raiders de Michel Menu) et celui de la Route ne cesse de se creuser.

Par ailleurs, beaucoup de routiers, même s’ils sont intéressés par la réflexion sur le monde ou le service social, trouvent la Route trop intellectuelle, la revue austère et la vie de clan pas assez aventureuse. Entre la « prise de chou » officielle et une aventure-pour-l’aventure sans profondeur, quel équilibre trouver ?

Pris par les troupes qui, nombreuses, ont besoin de chefs, beaucoup de routiers laissent tomber la Route et les effectifs baissent de façon inquiétante.

Années 1960

En 1964, les Scouts de France réforment leur pédagogie : c’est la réforme pionniers/rangers. Elle est radicale et obligatoire. Aussitôt, une résistance d’une partie des effectifs se fait jour.

Se pose un drame de conscience : rester ou quitter les Scouts de France ? À cette époque, il existait un autre mouvement, encore très petit : les Scouts d’Europe. Un certain nombre de scouts de France passent chez les Scouts d’Europe. Mais ce mouvement ne plaît pas à tous et beaucoup des « unitaires » veulent rester SdF, surtout les troupes historiques comme la 1re Paris. Le conflit dure jusqu’en 1971 : de guerre lasse, les unitaires rompent et créent les SUF, mais les SdF leur laissent symboliquement uniformes, numéros et étendards anciens.  Or à ce moment-là, la Route SdF est morte.

La réforme pionniers-rangers, en effet, ne concernait pas la Route mais, en 1964, celle-ci est très affaiblie. Il n’y a pratiquement plus d’uniforme, les effectifs de la branche sont maigres et, à partir de 1966, le commissaire national Philippe Warnier introduit une série de mesures qui jettent le trouble : mixité, retour du discours politique, abandon complet de tout uniforme, mais aussi de l’aventure sportive… Quand il part, il n’est pas remplacé, et les événements de mai 68 achèvent de disperser les clans.

Au sein des fondateurs SUF et Scouts d’Europe, la Route a laissé un souvenir amer. Ils se souviennent :

  • De quelque chose de très éloigné des éclaireurs,

  • D’une tendance « intello », dont l’influence sur les SdF est jugée néfaste,

  • D’une pédagogie peu structurée et peu attirante.

Mais certains avaient connu des clans fonctionnant avec de vrais services, de l’aventure et une vie spirituelle nourrie. Le groupe Saint Louis de Paris, le plus important des groupes fondateurs des SUF, avait en 1971 un clan actif, qui vivait une Route équilibrée.

Années 1970 & 1980

La question est : si l’on recrée une Route, quelle voie faut-il suivre?

Scouts d’Europe : création d’une nouvelle Route dans les années 1975 après une longue méfiance due au souvenir négatif de la Route SdF. Les caractéristiques de cette Route sont les suivantes : une pédagogie très « cadrée », un programme rigoureux qui ne laisse pas beaucoup d’initiative, sinon aucune, mais permet au routier de vivre des activités de qualité (Vézelay, Compostelle). Forte dimension spirituelle. Le clan est toujours un clan de district, et non de groupe.

SUF : le national a choisi de se tenir plus en retrait en laissant plus d’autonomie aux groupes. Certains clans se lancent dans la grande aventure : ils vont demander aux anciens de leur propre groupe de venir former un clan. Cette Route un peu improvisée est beaucoup plus souple (ce qui ne signifie pas, au contraire, moins exigeante) que la Route des Scouts d’Europe. Elle tente de se construite sur le trépied : « prière, service, aventure ». Le national veut exclure tout intellectualisme ; la Route SUF se vit, et elle se vit sur la route, c’est-à-dire dans l’action.

  1. 1971-1972 : Jean Lautour est le premier commissaire national Route (CNR). Mais la Route SUF est toute petite !

  2. 1972-1979 : Michel Trémouille. Issu de Saint Louis, il passe véritablement le flambeau de l’ancienne Route SdF à la Route SUF. Il crée une équipe nationale et une revue qui a pour nom « Info Route » et deviendra « Carnet de Route ». Les chefs de clan sont formés en CEP, ce qui a aussi l’avantage de donner plus d’unité à la Route SUF.

  3. 1979-1984 : Jacques de La Bastide. C’est le premier SUF à avoir pris son Départ routier (en 1976). Il y a encore peu de clans SUF en France, mais la Route se réveille. Les groupes qui n’avaient pas de clan en créent un.

  4. 1984-1986 : Bruno Luquat. Une forte personnalité :

  • Il met en place les RNR (ils devaient avoir lieu à partir du Puy-en-Velay, en référence au pèlerinage de 1942, mais on choisit de changer de lieu chaque année)

  • Il insiste sur le Départ routier, encore trop rare chez les SUF

  • Mise en place des foulards routiers : à l’origine, le foulard rouge à trois filets est celui de l’ENR, mais certains clans le trouvent beau et comme Scoutisme et Aventure (la boutique SUF de l’époque) le fabrique…

  • Institutionnalisation des CEP Route

Les effectifs des SUF connaissent une progression importante ; des groupes entiers deviennent SUF au cours des années 1980. Les SUF sont un mouvement très libre et qui a de l’audace… Ce n’est pas toujours très paisible avec les autres mouvements, mais on se sent conquérant.

  1. 1986-1988 : Vincent Bourgoin avec création de « Carnets de Route »

  2. Bruno Chavanat (1988-1991) : Commissaire très SUF dans l’esprit. Il est assez indifférent aux questions de forme et de cérémonial, mais il est inventif et dynamique. C’est l’époque des premières JMJ (Compostelle, Czestochowa), auxquelles la Route SUF participe nombreuse. On insiste sur l’aventure, sous toutes ses formes.

Années 1990 & 2000

– Christophe Bernard-Bacot (1991-1994) : recruté par Chavanat, il n’a pas été scout, mais il est aussi efficace que souriant. Organisé et persuasif, aidé par des aumôniers comme le père Bruno Lefèvre-Pontalis et le père Rémy Griveaux, il donne à la Route SUF la structure qui lui manquait :

  • Il met en place le Compagnonnage afin de rendre plus accessible le Départ routier.

  • Il lance des Routes d’été pour les clans qui viennent de se créer.

  • Il multiplie les CEP et les rend plus attractifs : CEP itinérants, CEP au ski ou à la mer…

  • Pour suivre tous les clans, les membres de l’ENR ont chacun une région géographique.

  • « Carnets de Route » était déjà de bonne qualité, mais le rythme de sa parution monte jusqu’à 5 numéros par an.

– Marc Taillebois (1995-1997): il poursuit le travail de Christophe, avec sa propre sensibilité. Il s’attache peu aux formes, mais veille à la qualité de la vie de clan. Il mène la rédaction d’un « Carnet du routier » qui fixerait la pédagogie par écrit. Les routiers SUF sont très présents aux JMJ de Paris.

– Emmanuel Cortyl (1997-2000) : il est dans la même ligne que Christophe et Marc, lui aussi avec son tempérament. La Route SUF est alors au plus haut de ses effectifs.

– Thierry Rochas (2001-2003). Période un peu plus difficile pour le scoutisme en général et pour la Route SUF en particulier.

– Emmanuel Vaillant (2003-2005) : il rentrera à l’abbaye de Solesmes

– Arnaud Cousin (2005-2008)

– Vincent Balsan (2008-2010)

– François Humbert (2010-2011)

– Bruno Rabagnac-Kinsky (2011-2014) : il lance une grande réflexion sur la pédagogie routiers, avec le sens du compagnonnage et du Départ qui prennent tout leur sens avec les 24h et les 48h de la Route. Sortie du livre du Chef de Clan, La Route En Questions.

– François de la Taste (2014-2015) : La pédagogie routiers est résumé dans un formidable livre, En Route.

– Hugues Michon (2015-Aujourd’hui) : il lance une grande réflexion sur le sens de l’Aventure.

Un bilan

L’histoire de la Route peut donner l’impression de quelque chose d’inachevé. Avant la guerre, la Route part dans tous les sens, comme un feu d’artifice, mais sans grande unité. Après la guerre, une direction unique est donnée par les cadres nationaux, mais les routiers suivent de moins en moins, et la Route finit par disparaître. A toutes les époques, l’articulation entre troupe et clan semble fragile. Pourtant, on n’a jamais cessé de prendre son Départ routier et d’aller chercher l’aventure. Si la Route n’existait pas, il faudrait l’inventer !

La route a démarré timidement puis connu de belles heures et des heures plus délicates. La Route n’est pas la branche la plus nombreuse du mouvement et, chez les SUF, la priorité est souvent réservée aux éclaireurs, mais la Route est vivante !

Deux éléments importants structurent la Route :

  • Les 3 piliers « aventure, prière et service » : ce n’est pas une Route qui cherche à se penser, à se définir, à s’intellectualiser, mais une Route qu’il convient de faire vivre aux garçons ; c’est une expérience où chacun des trois éléments contribue à un équilibre. La Route, avant d’en parler, on la fait !

  • Le Départ routier : ce texte qui a été élaboré il y a plus de quatre-vingts ans invite le routier à relire ce qu’il a vécu à la Route et dans le scoutisme et à y voir la présence du Christ, puis à répondre « oui » à son appel. C’est le génie de toute la pédagogie scoute : Dieu n’est pas « là-haut », il est parmi nous ; la sainteté commence maintenant ; il suffit d’avoir l’audace de dire « oui » au Christ qui nous appelle. Une audace confiante, une audace de scout.